1877 [livre] à lire en apesanteur temporelle...
Un roman écrit en 1877 et qui parle de 1802... ça peut être dur à lire en 2018 !
♦ 1877. "Le Chasseur de Rats". ♦ Gustave Aimard . ♦ tome 1 : l'Oeil Gris ♦
Roman passé dans le domaine public depuis 1953
et disponible en numérique gratuit sur le site Bibebook.
Il y a des livres qui vieillissent bien, et d'autres pas.
Celui-ci entre dans la seconde catégorie, et à ce titre, je le déconseille formellement au lecteur "lambda". Ouvrage réservé aux amateurs d'Histoire, de western, d'Hisoire des colonies, de sociologie au cours des siècles, de littérature du XIX°, de roman historique très historique, ou membres du fan-club de Gustave Aimard.
Au début, je me suis copieusement emmerdée, avec en plus une solide sensation de dégoût devant un texte empreint du racisme de son époque. Ayant déjà lu des romans de Gustave Aimard, cela m'a surpris de lui, et j'ai pensé (avec raison) que cette ambiance allait évoluer.
Aimard avait un goût prononcé pour les finesses psychologiques qui se dévoilent petit à petit, les glissements d'un point de vue à un autre point de vue, avec parfois retournement digne d'un cordon bleu retournant une crèpe.
Le Chasseur de Rats, alias l'Oeil Gris, fait partie de ces personnes qu'on a pas grande evie de fréquenter, et ça tombe bien parce que lui non plus n'en a pas envie. Mis à part Renée de la Brunerie, et par extension son papa, il n'aime que ses chiens. Que voulez-vous... il a été soigné d'une blessure grave, quelques années plus tôt, par Renée, qui n'était alors qu'une enfant mais déjà fort tenace, intelligente et dotée d'un grand coeur. Même le plus endurci des misanthropes ne pouvait rester indifférent à cette demoiselle. Il a donc pour elle l'affection d'un père ou d'un oncle, et elle le lui rend copieusement.
Ce genre d'affection semi-filiale, dans les romans du XIX°, débouche parfois (beurk) sur un grand amour et un mariage. Ici, on comprend tout de suite que ce ne sera pas le cas (ouf). L'Oeil Gris n'a absolument pas le profil du jeune premier.
Les happy end sucrés ne sont pas rares dans les vieux romans. Un petit côté "conte de fées" qui plaisait en ce temps-là mais de nos jours peut agacer. Quoi qu'il en soit, on peut s'amuser à prédire qui tient le rôle du futur mari... et y chercher des indices sur ce qui viendra au cours du roman !
Sur ce point de détail : grosse surprise.
Quand le beau gosse de service apparaît, il a certes le profil psychologique du rôle, une entrée en scène de chevalier accourant à l'aide et un premier contact avec la demoiselle très aimable... mais c'est un homme de couleur. J'ai déjà trouvé chez Aimard du mariage entre blanc et amérindienne. Du coup, je me dis que c'est un level-up sur le thème. Là où ça se complique, c'est que le beau gosse a également un assez joli profil de personne qui va bientôt se trouver en position d'antagoniste (impression justifiée). Option traître, même (ce qui serait fatal à sa belle image). Bon... OK. Attendons la suite.
J'ai dit plus haut que le livre a mal vieilli, et indiqué que les historiens peuvent s'y frotter.
L'histoire se déroule à la Guadeloupe en 1802.
Napoléon 1° (pas encore empereur),
vient d'annuler l'interdiction de l'esclavage
prononcée sous la Révolution.
Au XIX°, quand Aimard a rédigé ce livre, les faits historiques bien connus n'étaient pas les mêmes que maintenant.
Ceci était en 1877 un roman historique dont certains aspects pouvaient être envisagés en rapprochement avec son époque. Par exemple, l'opposition entre Napoléon et la République, ou bien la supériorité que les blancs considéraient avoir vis-à-vis des noirs, ou encore l'autoritarisme de la métropole sur les colonies... sans oublier la bonne vieille perfidie anglaise (qu'on a pas encore tout à fait rangée au placard).
Par conséquent, le lectorat n'était pas choqué par les mêmes points de vue, et ne perdait pas forcément pied sur des références qui, à nous, peuvent paraître obscures.
On peut suivre le livre sans être "initié" aux faits historiques,
mais il faut être conscient d'en avoir une perception différente.
Le "beau gosse de service" est un personnage historique bien connu à la Guadeloupe. Là, tout de suite, il achève de conquérir la place que son entrée en scène fait supposer. Il n'est d'ailleurs pas le seul personnage historique figurant dans le livre.
Les Aimard que j'avais déjà lus se contentaient d'un dépaysement global et ne se rapportaient pas à des faits précis, comme c'est ici le cas. Nous voici confrontés à l'élément majeur du roman historique : le contexte, avec références plus ou moins profondes que le lecteur comprendra ou ne comprendra pas. Ici, elle sont très grosses et très importantes pour le récit.
Bang... nous voici avec dans les main un roman aussi facile à comprendre qu'un message codé.
Petit détail au passage : le visuel que j'ai placé en haut d'article a été pioché sur Google.
Il s'agit d'une couverture datant de 1927 (selon l'une des pages où je l'ai dégotée).
Le roman avait été placé en "aventure / voyages / exploration",
alors que les faits évoqués dataient de 125 ans !
Cela veut-il dire qu'ils étaient, comme à la date d'écriture
proches de l'actualité, et/ou bien connus ?
Loin de moi l'idée de pondre à ce roman une chronique de romance. Ce n'en est pas une. Cependant, je vais revenir au "beau gosse de service" et à la demoiselle (au tempérament bien trempé, ce qui est caractéristique d'Aimard). Il se trouve que j'ai choisi pour illustrer cet article un morceau (ou deux) du chapitre où le beau gosse fait sa déclaration (un peu poussé par les circonstances et par la mauvaise humeur de la dame). >>> 163-163.
Pour lire : cliquer sur les images, afin de les agrandir.
Un peu d'amour dans un monde de brutes... et pas pour le faciliter, c'est le moins qu'on puisse dire.
Comme il fallait s'y attendre, la galanterie d'un mulâtre, même s'il n'a pas effleuré une seule fois le sujet amoureux dans leurs conversation, a fini par indisposer la jeune fille.
Ce qui donne à Aimard l'occasion d'un petit plaidoyer pour l'égalité des races.
Typiquement Aimard : la critique apparait progressivement, et au début souvent par antithèses volontairement trop accentuées.
On aime fort, de nos jour, juger les époques passées d'après la nôtre et oublier par paresse de se replacer dans l'esprit du temps où l'auteur écrivait, et donc dans le regard du lecteur d'origine.
On aime également poster ici et là des citations qui, hors contexte, n'ont pas toujours le même sens (c'est même très fréquent).
C'est comme ça qu'Aristophane
est régulièrement traité de misogyne
sur une citation de Lysistrata,
pièce franchement féministe
pour la Grèce Antique !
Il y a des tas, des tas et des tas de passages racistes. Hors contexte, ils pourraient faire une anthologie de préjugés écoeurants. Dans le contexte, ils finissent toujours pas amener un doute qui plane, une petite "pique" envers le point de vue employé, ou une critique plus ou moins longue et ferme. Dans ce dialogue, elle est à la fois longue, tranchée... et émouvante.
Normal.
Il reste 59 pages sur ce tome !
Le héros, c'est à dire le Chasseur de Rats, alias l'Oeil Gris, fait son entrée par la mauvaise porte. Ce sale type gagne sa vie en chassant les rats qui ravagent les plantations... et les "nègre marrons" tant qu'il y est. Il semble, de prime abord, raciste et violent, voir même peut-être un brin sadique. En fait, c'est beaucoup plus simple : il déteste plus ou moins tout le monde, n'a pas d'autre opinion qu'être fidèle (et protecteur) envers ses rares amis, et serrera la main à toute créature humaine qu'il juge digne d'estime. On peut même se demander pourquoi il prend parti dans tout ce chambard !
Franchement... il aurait mieux fait, quand ça commence à se gâter,
de prendre la demoiselle sous son bras et l'emmener attendre
la fin des événements dans un coin tranquille de l'île.
Ah oui, mais justement,
des coins tranquilles, il n'y a pas moult.
Le conflit n'est pas limité à la révolte des Noirs menacés de redevenir esclaves.
L'Angleterre, rivale coloniale, rôde et espère bien tirer les marrons du feu. >>> 97
Oups... jeu de mots tout à fait involontaire.
Importance ici du triptyque de valeurs révolutionnaires.
Liberté. Égalité. Fraternité.
Napoléon Bonaparte, alors premier consul, est en train de les mettre au rebut, avec le rétablissement de l'esclavage. Rétablissement dont n'ont pas besoin les planteurs, car la société qui se mettait en place conservait un distingo entre Noirs et Blancs, via le fait que les uns sont propriétaires et les autres employés de ceux-ci ou petits artisans pauvres. Un distingo qui gardait de grandes traces de l'esclavage antérieur (notamment avec la situation des femmes noires devant leur employeur), mais qui n'était pas défini officiellement, et qui comportait des zones de flou (blancs sans fortune, mulâtres, militaires...). Flou qui, avec la loi du 18 mai 1802, est condamné à disparaître.
Et les Anglais, dans tout ça ? C'est bien simple. Ils veulent profiter de la révolte pour mettre la main sur l'île. Pas de pot. Les "nègres marron" refusent cette loi, mais n'ont pas forcément envie de renier leur attachement à la révolution qui les a rendus libres (et donc à la France). Et tac. Un petit coup de patriotisme, à la mode post-guerre de 1870. Ça fait pas de mal, et ça peut aider la critique anti-colonialiste à passe.
Ça va ? Tout le monde arrive à suivre ?
Pas de méchant, pas de gentil. >> 212
Blancs et noirs sont tous présentés comme croyant à l'idéal républicain et faisant (ou croyant faire) leur devoir. Napoléon reçoit toute la responsabilité, avec en prime celle de se préparer à devenir empereur et d'avoir "effacé" l'héroïsme non seulement des noirs en révolte mais des militaires envoyés pour le contrer (parce qu'ils étaient républicains). L'Angleterre... attise les braises, et c'est déjà pas mal.
Bon... je ne vais pas m'étendre plus longtemps. L'importance du double contexte historique (celui des faits et celui de la narration) me semble exposée.
Pas découragée, je pense lire le tome 2.
Mais avant, je vais faire une petite pause en compagnie d'un autre roman.
Histoire de digérer !
♦ 1877. "Le Chasseur de Rats". ♦
♦ tome 1 : l'Oeil Gris ♦
♦ tome 2 : Le commandant Delgrès ♦
Ils ont aussi été publiés sous les titres "les révoltés" et "le rapt".
Et le beau gosse, dans tout ça ? Là où j'en suis (fin du tome 1), il est franchement mal barré pour tenir son rôle de jeune premier. Par contre, pour ce qui est de la force d'âme, là c'est bon, il tient. Quant à la demoiselle, elle en est à se disputer avec son papa pour savoir si ledit beau gosse est un salopard ou un homme d'honneur.
Pour ce qui est du prochain Aimard sur ma liste (j'en ai téléchargé un petit paquet), j'hésite entre "Coeur Loyal" et "Les bohèmes de la mer". Je verrai ça après avoir fini le "commandant Delgrès", en espérant qu'il ne flingue pas mon intérêt pour l'auteur. Et puis, j'ai aussi en stock une paire de romans vampiriques du XIX°.
#pilealire
#bibliovore
#boulimiquedelecture
<<< et celle-là, c'est parce que j'ai bien aimé
le contraste entre soldat et planteur !
... où, soit dit en passant, on se rend compte que le beau mulâtre est plus proche dudit planteur que ne l'est ledit soldat.