Ecriture et appropriation culturelle
On se dira peut-être que cet article est du réchauffé et que depuis, l'actualité est déjà passée à autre chose ( ou bien pas )... mais que voulez-vous, j'ai beaucoup négligé le blog, et de ce fait, accumulé les sujets d'article non utilisés.
En l'occurence : l'appropriation culturelle.
Tout d'abord, dans tout ce chaos de mouvements anti-racistes, je n'ai pas souvent vu évoquer que les problèmes ne se posent pas de la même façon dans tous les pays, même quand ceux-ci ont des points communs. Là où il y a des points communs, il existe aussi des différences, notamment dans le passé ( les passés ) sur lesquels se sont bâtis le présent ( les présents ).
Je n'ai pas non plus beaucoup vu remettre en question la proximité de pensée et de sensations entre une personne de notre époque et ses aïeux proches ou lointains. Or, je considère cela comme un dangereux mirage pouvant conduire tôt ou tard à la construction d'une mythologie ( cela peut être très rapide ).
Voilà pour les grandes lignes.
Je n'ai pas lu l'ouvrage de Timothée de Fombelle et ne peux donc donner un avis sur son cas précis ( mais si on m'en propose le service-presse, je sauterai sur l'occasion, car le résumé m'attire beaucoup ). Je m'en tiendrai donc à des généralités.
Pourquoi un mirage ? C'est très simple, et je suis persuadée que beaucoup de personnes appartenant à des minorités partagent mon avis.
Les circonstances de vie ne sont pas les mêmes et le regard qu'on porte sur le passé est une image construite sur des bribes transmises. François Bourgeon, dans les "Compagnons du Crépuscule" ( tome 3 ), l'exprime très joliment et précisément : "la légende, c'est ce qu'il reste des vérités d'hier quand elles sont passées par le crible des vérités d'aujourd'hui". L'empathie avec les personnages d'autrefois est un écueil dont on apprend aux étudiants en Histoire à se méfier, et dont il serait judicieux d'indiquer l'existence aux enfants dès l'école primaire ( ou tout au moins le collège ). Comprendre la logique des sociétés d'autrefois tout en évitant de s'y fondre émotionnellement est un exercice très difficile ( raison pour laquelle j'aurais fait une piètre historienne, si j'avais poursuivi en cette voie ) et que les méthodes actuelles de vulgarisation ( communication au grand public ) ne favorisent pas ( bien au contraire ). Les documentaires historiques à la télé relèvent plus de l'art des conteurs que de la science des historiens.
Méfiance... la digression me guette. Tout cela pour expliquer qu'on reporte facilement sur le passé les sensations qu'on éprouve au présent et qu'on le voit alors comme on a envie de le voir.
Penser qu'on a de l'esclavage une vue plus exacte en étant noir qu'en étant blanc est une aberration ( ou me le semble ). C'est exactement comme si je pensais bien connaître ce que fut la vie de celui-ci ou celui-là de mes ancêtres simplement parce que c'est mon ancêtre.
Par exemple, mon arrière-grand-mère qui fut "bonne" travaillant pour une riche famille aux alentours de 1900, ou bien mon arrière-arrière-arrière-grand-père qui ramassait des galets pour les vendre au milieu du XIX° siècle ( à noter que j'en sais déjà plus sur mes ancêtres proches que la plupart des gens ). Chose étrange : j'en sais plus sur mon arrière-grand-père ( décédé en 1915 en laissant trois enfants trop jeunes pour se souvenir de lui ) que n'en savait sa propre fille ( ma grand-mère ), laquelle ne savait de lui que ce qui lui avait été raconté par sa mère et les conclusions qu'elle en avait tirées et dont j'ai découvert en parcourant les archives départementales que certaines étaient fausses. Sans doute pour ne pas entrer dans les détails, elle a grandement simplifié, et par là ouvert la porte à des erreurs.
J'écris cet article le 19 septembre au soir... et puis dire que "pas plus tard que cet après-midi" ( à parution sur le blog, ce sera plus lointain ) j'ai vu passer dans les commenntaires d'un post facebook l'affirmation que les Egyptiens de l'Antiquité n'étaient absolument pas noirs mais juste basanés et que la reine Tiyi ne pouvait pas avoir le visage de sa statue ( si, si, si ), et que de toute façon, quasiment toutes les représentations laissées par les Egyptiens montrent un tout autre type physique ( or, il est bien conu que Akhénaton et Tiyi ont brisé des coutumes bien établies en se faisait représenter de façon réaliste ). Un autre commentaire, sous le même post, soutenait que l'esclavage n'existait pas dans l'Antiquité Egyptienne. Etc. Les commentaires de ce post étaient un véritable catalogue de contre-vérités dont les posteurs semblaient absolument persuadés ( et par voie de conséquence, dérivait en querelle ouverte entre commentateurs ). Je ne pense bien entendu pas que tout le monde soit aussi "bouché", mais l'exemple me semble une bonne illustration au propos.
En l'occurence, j'ai eu l'impression que les posteurs étaient sincères dans leur propos, mais on croise aussi sur le Web pas mal de personnes qui défendent tout à fait sciemment des points de vue erronés. Par exemple, ceux qui soutiennent que l'esclavage a été inventé par les blancs (il existe depuis la plus haute antiquité et même la protohistoire, dans de nombreuses parties du monde ), ou que les conflits entre ethnies n'existaient pas en Afrique ou en Amérique avant leur arrivée. Désinformation volontaire ou colportage par manque d'approfondissement du sujet, le résultat est à peu près le même...
La tradition orale a ses limites, et la transmission de génération à génération tout autant. On transpose facilement un traumatisme, mais il ne se traduira pas forcément par les mêmes sensations, pensées ni actions. Il arrive même que le comportement et/ou les pensées d'une personne ou d'un groupe de personnes soient en totale incohérence avec les expériences vécues par les générations précédentes. Je pense notamment aux situations avec renversement d'un rapport de force entre deux populations. Lorsque celle qui était antérieurement oppressée se trouve en position dominante soit vis à vis de son ancien oppresseur, on peut se dire que c'est une vengeance plus ou moins consciente et que les haines et/ou mépris ne sont que la suite logique. Mais quand cette population se trouve en position dominante vis-à-vis d'une troisième, est-il logique qu'elle l'oppresse ? Et pourtant, cela se produit. A deux ou trois générations d'écart, cela conduit facilement à une inversion totale des modes de pensée, car une personne opprimée n'a pas forcément le réflexe d'opprimer à son tour.
Une personne qui essaye de comprendre telle ou telle période de l'Histoire a plus de chances d'y parvenir à être objectif si elle ne commence pas la démarche avec des préjugés. Quels que soient ces préjugés.
Si je dis que refuser à un blanc du présent d'écrire sur le point de vue d'un noir du passé est raciste, il y aura des gens pour protester que c'est un racisme légitime "parce que". Je n'ai pas l'intention de débattre sur ce point, où il faudra d'abord définir ce qu'est la légitimité, mais même si elle existe, c'est tout de même raciste... et c'est une version moderne du péché originel. Attirons au passage l'attention que c'est sur une idée de ce genre qu'on a pendant des siècles repproché aux Juifs la mort de Jésus.
Qui, de nos jours, est légitime pour écrire à propos du Moyen-Age ? Ou des Aztèques ? Ou des Gaulois ? Pas grand-monde !
Ceci étant exprimé... je me suis souvent posé la question "suis-je légitime" quand j'écrivais mon roman "Ange Martin". C'est peut-être même pour cela que j'y ai aussi peu développé l'ombre qui plane sur mon personnage, ce qui est à mes yeux la principale faiblesse du roman. Une faiblesse dont j'étais consciente dès le départ et qui, finalement, était un parti-pris. Plutôt que cette ombre, mon sujet était la conséquence de ladite ombre, c'est à dire un traumatisme. Et comme mon personnage est un adolescent méfiant et solitaire et qu'il ignore la nature réelle de cette ombre, je n'ai développé que selon la point de vue qu'il en a. Même ainsi, c'est trop faible, je le reconnais moi-même, mais j'ai fait ce que je pouvais, et à l'évidence, ce n'était pas assez. Tant pis. J'ai écrit ce roman cinq fois ( dont trois partielles ), et décidé qu'il n'y aurait pas de sixième tentative. Ce questionnement sur la non-légitimité potentielle fait partie des raisons pour lesquelles j'ai ( au moins temporairement ) renoncé à lui chercher éditeur.
En Fac d'Histoire, je détestais la Contemporaine. Trop proche de nous. Trop inquiétant. La Médiévale, bien que je sois consciente que ce sentiment rende moins objectif, était plus floue et potentiellement poétique.
Et quid de l'autre point qui n'est pas assez abordé à mon gré, à savoir les différences d'un pays à l'autre ? Il est à peine besoin de l'expliquer.
Les USA ont un solide passé discriminatoire, et comme rien ne s'efface en un claquement de doigts, il n'a pas encore fini de s'estomper et est encore très sensible. En France, la cohabitation "black-blanc-beur" ne remonte pas au-delà du XX° siècle et quoi qu'en disent certains, n'est jamais passée par l'esclavage (sauf dans les colonies sucrières). Quand je vois taxer de racisme les mouvements artistiques des années 30, je lève les yeux au ciel. C'était au contraire le signe d'un grand intérêt porté aux cultures africaines.
Notons ici que pendant que l'esclavage sévissait dans les états du sud des USA, en France c'était la condition des ouvriers qui se détériorait jusqu'à l'horreur, et j'invite ceux qui n'y croient pas à relire Victor Hugo et/ou Emile Zola.
Au passage, signalons quelque chose de moins connu ( quoique évident ) : le passé des états américains du Sud n'est pas le même qu'au Nord, car l'esclavage a été aboli, au Nord, dès l'indépendance des USA, alors qu'au Sud, il a été maintenu à cause de la culture du coton. Paradoxalement, la situation des esclaves a empiré lorsque des mesures ont été prises, au début du XIX°, pour réduire puis stopper l'importation d'esclaves : dans les états du Sud non producteurs de coton, on les a élevés comme du bétail pour les vendre là où il en était besoin, et pour le faciliter, on a essayé de les abrutir le plus possible, et non plus de les soumettre seulement.
Conséquence sur le présent de cette distinction entre Nord et Sud ? Pas grand-chose, dirait-on ! Comment est-ce possible ? Mettons de côté les noirs pour nous pencher sur les blancs du XIX°... et là, on trouve d'un côté les ouvriers blancs, pour beaucoup des migrants venus d'Europe chercher une vie meilleure et trouvant dans le nord-est industrialisé un chômage destructeur, et de l'autre les noirs fuyant le Sud, peu exigeants sur les conditions de travail et le salaire. Au lieu de la domination légalement établie du Sud, on a donc une banal concurrence sur le marché du travail. Concurrence qui existait aussi entre communautés d'origines anglaise, irlandaise, allemande, etc. même si celles-là se sont mieux estompées au fil du temps. Mais qui était sûrement ( tout de même ) beaucoup plus forte, à cause ( effectivement ) de la différence physique. C'est bien triste, mais la Guerre de Sécéssion, visant à faire cesser l'esclavage dans les états du Sud, a eu pour conséquence non seulement d'y durcir le racisme mais aussi de l'alimenter dans les états du Nord, où la population a beaucoup souffert économiquement de ce conflit interminable. Bref... passé différent entre Nord et Sud, mais résultat identique.
Petite critique sur un gros détail qui a été beaucoup dit : le fait qu'un passé colonial amène forcément du racisme. Peut-être bien... mais ce n'est absolument pas la seule chose qui puisse y conduire ! Et pour rappel : les noirs des USA ne sont pas des amérindiens ( lesquels ne sont pas mieux lotis, il est vrai ). Bien que ce soit effectif aux USA et en beaucoup d'endroits, je ne pense pas que ce soit sytématique : dans la Rome Antique, il existait des esclaves d'origine italienne ( souvent des pauvres s'étant vendus eux-même ou ayant été vendus par leurs parents ) et des personnes de couleur ( des études génétiques sur des tombes l'ont prouvé ) possédant le statut de citoyen. Rome a pratiqué, dès ses origines, une stratégie d'assimilation des populations. La Gaule Romaine en est un bon exemple, avec une culture mixant celle des conquis et celle des conquérant, des fonctionnaires de naissance gauloise et des "mariages" entre divinités celtes et romaines.
Grosse critique sur un petit détail : on accuse beaucoup les navires négriers d'avoir capturé les habitants des régions côtières pour les vendre. Pas facile, avec un équipage désarmé, et de préférence dénué de formation au combat ! Les conditions de travail des marins sur ces navires étaient très dures et les risques de mutinerie importants. Les armes étaient donc peu nombreuses et réservées aux "officiers" du bord. Eussent-ils été tous armés qu'il ne représentaiet qu'une petite poignées d'hommes. Effectuer eux-mêmes les captures leur aurait pris beaucoup de temps et fait prendre de gros risques. Les populations côtières servaient au contraire de partenaires commerciaux ( ou du moins leurs chefs ). Les conflits entre ethnies voisines fournissaient des esclaves que les bateaux achetaient. C'était "tout bénef" pour chacun. Les uns emmenaient la marchandise. Les autres facilitaient leur domination sur le territoire humainement pillé ( et recevaient en prime des objets venus d'Europe, rares donc prestigieux ).
Oulààà... je m'écarte énormément de mon sujet de départ, moi !!!!
Bref... le militantisme ne rime pas souvent avec l'objectivité.
Bon... j'avoue. Il arrive que des auteurs tout à fait bien intentionnés dans leur manière d'écrire sur les femmes, les discriminations sexistes etc. me hérissent le poil. Il n'en reste pas moins que l'intention est là. Leur façon d'aborder la chose, qui me semble simpliste et paternaliste est peut-être impeccable pour d'autres femmes.
Il est tout à fait exact que les oeuvres d'une population peuvent être moqueuses, agressives, cyniques, méprisante ( etc. ) envers une autre population. Partir du principe que c'est toujours le cas ( voire "forcément" ) est très contradictoire avec la volonté ( souvent exprimé au cours des dernières décennies ) de voir telle ou telle population reconnaître ses torts envers telle autre. Comment refuser le droit à l'une des deux de parler des souffrances endurées par l'autre, tout en exigeant qu'elle le fasse ? A moins, bien sûr, de réclamer une auto-flagellation ( potentiellement abusive ), je ne vois pas très bien !
Ce "potentiellement" est important, car quel que soit la nature d'un commerce, il profite toujours plus à certaines classes sociales qu'à d'autres.
En France, le commerce d'esclaves, tout comme celui du sucre, a profité à quelques grandes familles et au pouvoir en place, mais pas souvent à la population globale. Il est même arrivé qu'elle soit une nuisance du même type que la délocalisation industrielle de nos jours. Or, la très grande majorité des gens ont pour ancêtre des paysans, artisans, ouvriers et/ou domestiques, et non des grands bourgeois et/ou aristocrates aisés ( plaçons les aristos ruinés du XIX° dans le même panier que les ouvriers ). Même chose aux USA, et même chose partout dans le monde et à toutes les époques ( quoique... à la Préhistoire, on peut supposer que c'était à peu près égal, ou du moins l'espérer ).
Accessoirement : s'il faut qu'un auteur s'en tienne aux personnages semblables à lui, même l'auto-fiction finira par devenir impossible ( faute de trouver des protagonistes au héros ). Comment peut-on encore écrire quand, d'un côté, des voix réclament une meilleure représentation des minorités dans les romans et de l'autre côté, d'autres voix refusent le droit de parler pour lesdites minorités ?
La question de l'appropriation se pose aussi dans les autres domaines artistiques. Je m'en tiens à la littérature, mais n'en pense pas moins que le concept métissage culturel reçoit là une joli coup dans la face...
Bon, OK, j'abuse. Il restera toujours les genres de l'Imaginaire, les chances de voir un elfe ou un martien protester étant très réduites.
En tous cas : aborder un sujet ne revient pas forcément à se l'accaparer !
Et le réflexe, quand on crée un personnage central pour un roman, est bien plus de le bâtir proche de nous dans un premier temps, puis le fignoler en le distingant, que de chercher ce qu'il doit être et comment. Pas toujours, c'est clair ! Il peut aussi se construire autout d'une "figure-type" qui fascine l'écrivain, voire d'une personne réelle qu'on essaye de comprendre. Pour les personnages secondaires, la distance avcc l'auteur est déjà plus facile, car ils sont en général créés sur leur fonction au scénario. Pour ceux d'arrière-plan, on tombe facilement sur des vues superficielles que certains approfondiront et d'autres pas.
Mes personnages ont tous quelque chose de moi, mais aucun ne me ressemble. J'ai une véritable terreur de l'autofiction involontaire ! Les plus proches de moi sont un personnage de total arrière-plan (un figurant) dans "Howahkan", placé là par clin d'oeil, et le héros de mon texte en curs d'écriture, dont le cadre de vie est trop différent du mien pour permettre une ressemblance. L'un et l'autre sont des hommes, mais n'y voyez pas un complexe !
Rassurez-vous, braves gens... le guet veille : les écrivains ne se donnent peut-être pas toujours la peine de réfléchir avant de pondre un texte, mais la plupart le font. Si on veut éviter les poncifs et autres idées communes et banales, c'est préférable.
Je dirais même que certains effectuent un boulot monstre, pour bâtir leur scénario, son cadre et les personnages à y placer. Qu'en ressort-il ? Combien font cela sérieusement et combien se contentent d'effleurer la documentation ? C'est une autre affaire. Combien essayent de présenter un texte entrenant les haines et conflits et combien préfèrent éveiller les esprits ? Là, c'est plus intéressant, mais je n'ai pas la réponse. Ce qui est clair c'est que pour un auteur qui a passé des heures et des heures durants des mois, à se documenter ( voire des années ), l'accusation abrupte de ne pas être légitime pour écrire ne peut être que dure à encaisser.
Ceci étant, au vu de l'actualité sociale aux USA, je pige fort bien le point de vue des éditeurs qui ont renoncé à y publier un roman écrit par un blanc et traitant de l'esclavage. La publication d'un livre est toujours un pari commercial et celui-là aurait été risqué. Peut-être qu'un jour, si la situation s'améliore ( enfin ), cela changera.
Sortie le 11 juin 2020 en France aux éditions Gallimard, Alma -Le vent se lève de Timothée de Fombelle, illustré par François Place, ne sera sans doute pas publié aux États-Unis, ni en Angleterre, apprend-on. En cause, le fait que l'ouvrage aborde des thèmes comme l'esclavage et le combat de l'abolition, alors que son auteur, lui, est blanc...
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Allons... à présent, je le programme à quelle date, ce blabla ?