Histoire de célébrer l'anniversaire
du premier confinement...         

Il restait à peu près cinq heures et demie avant l’équinoxe.

En soi, l’événement laissait Jojo totalement de marbre, mais sa compagne et son père y accordaient l’un et l’autre beaucoup d’importance, si bien qu’il ne pouvait y être indifférent. La très faible fréquentation des rues, par contre, le tracassait beaucoup. Comment chasser assez pour se nourrir quand les proies sont recluses chez elles ? Bien que ce jeu de mots ne lui ait pas donné grande envie de rire : il avait les crocs, et redoutait de les avoir encore plus la nuit suivante.

2019-06-Atchoum--300---NPar principe personnel, il avait toujours écarté les sans domicile fixe de ses gibiers potentiels. Ces pauvres gens n’avaient vraiment pas besoin qu’on leur prenne du sang et il n’aurait sans doute pas été de première qualité. Cette nuit-là, ils étaient pourtant la seule nourriture facilement accessible.

Assis sur un parapet du bord de Seine, le vampire fumait une cigarette quand la chance se décida à lui sourire, sous forme d’un policier à la mine exténuée et féroce.

« Votre attestation, monsieur ? »

D’un geste élégant, le flâneur tira le morceau de papier de sa poche arrière gauche et le laissa saisir par l’équipier du premier policier, une femme à la face maigre et revêche.

« Courses de première nécessité ? Est-ce que vous savez qu’il est plus de huit heures du soir ? »

Bien sûr qu’il s’en rendait compte ! Il aurait tout aussi bien pu indiquer exercice physique ou promenade du chien… à ceci près qu’une balade urbaine à pas lents ne correspondait pas à sa définition de l’exercice physique et que son chien était mort trois semaines plus tôt.

Lucifer---L300« Je ne sors jamais de chez moi quand il fait jour.

— Et quelles courses êtes-vous en train de faire ? »

La femme le fixait avec suspicion, et il paria mentalement qu’elle se demandait s’il était drogué ou dealer. L’homme le détaillait des pieds à la tête, et était sûrement en train d’évaluer son budget vestimentaire. Aucun vampire ne négligeait jamais son apparence et celui-là ne faisait pas exception, bien au contraire. Rien de tape-à-l’œil, mais uniquement de la fringue haut de gamme. D’abord par goût personnel, acquis durant une soixantaine d’années où il pratiquait le costard trois-pièces avec cravate. Ensuite parce qu’un freluquet habillé très chic et portant une grosse montre en or au poignet, ça attirait toujours des loubards dont il pouvait se faire un repas. En temps normal, ça marchait très bien.

« Vous devriez rentrer chez vous, prendre un doliprane et envoyer un mail pour demander un congé maladie, madame. Je vous sens fiévreuse.

— Ne faites pas le malin ! Vos papiers ! »

S’il avait indiqué promenade du chien et dit qu’il s’était enfui en emportant sa laisse avec lui, cette nana aurait sûrement proposé d’aider à le retrouver. Jojo lui trouvait une odeur de bénévole à la SPA, ou bien de mère à toutous, voire des deux à la fois. Elle fleurait aussi le shampoing à la pêche, le kebab mal digéré et une petite touche de système immunitaire en train de s’alarmer. Après une hésitation qui aurait pu sembler longue à un vampire, mais que des humains ne pouvaient avoir perçue, il tendit sa carte d’identité, et attendit la suite en se pourléchant d’avance. Ces deux représentants de forces de l’ordre brisaient la monotonie d’une soirée déserte et il n’était pas impossible que l’un d’entre eux se change en casse-croûte.

le-tabac-tue---L300« Jacques Hanquet, trente-deux ans… et donc, vous allez chercher le pain à plus de huit heures du soir ? Ou bien des cigarettes ? À moins que ce soit du hasch ? Et vous trouvez ma collègue fiévreuse ?

— Si j’ajoute que vous êtes appétissant, vous allez avoir envie de me rétamer la figure, n’est-ce pas ? »

Lui, il sentait plutôt le tabac très froid, la pizza quatre fromages, la barre énergétique aux fruits des bois et les pieds transpirant dans les chaussures.

« T’es un rigolo, toi ! Profession ?

— Il y a quatre ans, j’étais agent boursier. Et puis, j’ai eu un coup de stress. Marre de bosser. En ce moment, père au foyer. »

Petit ralentissement de parole, histoire de voir si l’un ou l’autre des policiers allait émettre une réaction, vocalement ou gestuellement. Ils se contentèrent de le dévisager, alors il poursuivit, bien décidé à leur infliger du blabla.

« Je donne aussi un coup de main à ma compagne qui a monté une boutique ésotérique. Lithothérapie, chakras, livres étranges, plantes à tisane, bibelots divinatoires, bijoux porte-bonheur… vous voyez ?

Ils semblaient perplexes. Ou bien, ils étaient si fatigués que ce bagout leur faisait l’effet d’une berceuse ? Jojo contempla un instant sa cigarette, puis continua.

« Elle est très douée pour présenter sa marchandise, mais pour établir des prix, compter les recettes et remplir des formulaires… ma foi… ainsi qu’elle le dit elle-même : les maths et l’administration, c’est des trucs d’homme. »

sphynge--neg---L300Ce propos sexiste ne provoqua pas le moindre frémissement de visage. Pas la plus petite variation de rythme respiratoire. Le bruit des deux pouls, par contre, s’accélérait avec une exquise nervosité d’impatience.

« De temps à autre, je donne des cours de langue. Pas payants. Juste pour m’amuser et rendre service. Anglais, allemand, japonais, arabe, chinois, russe, espagnol, grec… grec actuel, pas ancien. Les langues mortes : très peu pour moi. »

Si Jojo avait, avant d’entamer le jeu, parié sur sa durée, il aurait perdu. Était-il devenu aussi fascinant qu’un cobra royal, pour qu’ils le laissent ainsi tenir le crachoir ?

« Et puis, mon père a essayé de m’apprendre à faire des bonnes actions de temps à autre, alors ça lui fait plaisir, que je consacre du temps à ça. »

Le policier afficha une mine exaspérée de gars qui voudrait être en train de dormir. La policière se contenta d’un regard foudroyant.

Morsure---L300« Et tu trouves que j’ai l’air fiévreuse ? On reprend du début, sans faire le mariolle : qu’est-ce que tu fais dehors, avec une attestation aussi clairement bidon ?

— Je chasse, madame ! Et si je vous mordais, je n’oserais pas jouer avec mes enfants une fois rentré. Non que je vous trouve l’air indigeste, mais… une petite odeur de fièvre.

— T’es un gros farceur qui essaye de savoir si on va le prendre pour un fou ou un ivrogne ?

— Mon humour désopilant vous dissuade-t-il de me coller une amende ?

— T’as envie d’être interpellé, toi ! Lève les mains. On va te fouiller. »

Le vampire hésita à nouveau. Cette conversation apéritive avait-elle assez duré ? Ce gibier n’était sûrement pas le seul disponible. En se donnant la peine de humer l’air par ci ou par là, il aurait sans doute trouvé mieux ! Mais il n’avait pas l’âme d’un traqueur.

« Soyez sympa, madame… laissez votre collègue le faire. Et après votre service, n’oubliez pas de prendre un doli… »

Une mélodie interrompit Jojo dans sa tirade et lui fit plonger la main dans son blouson. Il s’attendait à ce que l’appel vienne de sa compagne Étania, mais le numéro affiché était celui d’un ancien collègue de travail. Avant qu’il ait eu le temps de se demander s’il répondait, la policière lui arracha l’objet.

La puissante souplesse d’une main glaciale se ferma sur le cou de la fonctionnaire, mais Jojo ne la mordit pas et après lui avoir repris son téléphone, se contenta de la flairer attentivement puis la rejeta à quelques mètres, avec autant d’aisance qu’un petit gravier. Les yeux du policier masculin s’écarquillèrent durant un laps de temps qui aurait semblé minuscule à un mortel, mais suffisant à Jojo pour ranger son E-phone, accomplir les trois pas qui le séparaient de sa proie et l’examiner pour en vérifier l’état sanitaire.

vampireAussi dangereux soit-il, aucun virus n’aurait été de taille à infecter un vampire et les chances qu’il parvienne à rendre malade une hécate n’étaient guère élevées, mais quel était le niveau de risque pour des enfants surnaturels aux pouvoirs indéterminés ? Shane et Rowan étaient de mignons bambins dénués de crocs et ne possédant chacun qu’une seule tête. Aucun symptôme comportemental ou physiologique de surnaturalité. Bien que des experts aient affirmé le contraire, Jojo avait l’impression qu’ils étaient humains et par conséquent vulnérables.

Il n’était ni gourmand ni gourmet, et n’accordait pas souvent à ses repas un intérêt gastronomique. Celui-là ne fit pas exception et fut promptement expédié, avec un appétit qui, un siècle plus tôt, aurait sûrement conduit Jojo à laisser un cadavre sur le bord de l’assiette.

Une fois rassasié, il prit soin de ne pas abandonner les deux policiers sur l’espace de circulation des véhicules, et les disposa joliment sur le trottoir, leur donnant l’allure de s’être évanouis subitement et effondrés sur eux-mêmes. Le risque d’un passage de voiture était à peu près nul, mais la négligence génère trop souvent des accidents ! La femme était à peine estourbie et à moins d’une violente hausse de fièvre, se réveillerait la première. L’homme, par contre, en avait pour un moment et aurait bien mérité un séjour aux Urgences.

En prenant le chemin du retour, le vampire consulta l’heure sur son poignet droit. Il avait eu raison de ne pas choisir l’attestation exercice physique. Cela faisait une heure presque et quart qu’il avait quitté son domicile.

 

Bon courage aux parisiens et habitants de la région parisienne,
qui sont à nouveau confinés (quoique un peu plus largement)

Et à tout le monde, puisque nous y revolà tous
(quand j'ai mis ce post en forme, ce n'était pas encore le pas)

 

Début d'un texte écrit durant le Nanowrimo de novembre 2020.
Série de nouvelles Urban Fantasy "Tutore Noctis".
Thème suivi : la vie d'un vampire durant le printemps confiné.

Extrait-Texte-200

Texte présenté
tel qu'à l'heure actuelle.

Etat : peaufiné et corrigé.

 

 

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