[lecture] Onzième stratagème...
« La prune remplace la pêche dans l'impasse. »
Hum...
Longtemps, le livre des "36 stratagèmes" n'a guère attiré ma curiosité. Plus exactement, je m'attendais à être déçue par ce truc dont on dit toujours du bien et sur lequel je n'avais pourtant jamais vu de commentaire ou critique concret, non plus que d'extrait. Rien que du "c'est super", en somme.
Contrairement à "l'art de la guerre" dont j'ai déjà parlé ici et que j'évoquerai encore puisque je suis en mode superfan Kingdom, cet ouvrage est de type poétique, ce qui ne l'empêche pas d'être consacré à la stratégie et d'aborder différents thèmes, sans répéter les mêmes choses formulées différemment.
« La prune remplace la pêche dans l'impasse »
Hum... hum... hum...
C'est joli, non ? Un peu mystérieux, et néanmoins plus clair que certains des autres. Il y en a aussi qui sont tout à fait faciles à comprendre.
6° = « Bruit à l'est ; attaque à l'ouest »
21° = « Le scarabée d'or opère sa mue »
Je l'aime bien aussi, le 21. L'image est franchement belle, et l'aspect ésotérique est ... carrément super !!!! Mais je vais parler du n°11, parce que tout en étant compréhensible par un esprit moderne et occidental, il n'est pas si facile que ça de le décoder.
Le poème sous ce titre se formule ainsi :
La prune remplace la pêche dans l'impasse.
« Si besoin est, sacrifie le moins important
pour sauver ce qui est vital ;
substitue une chose à une autre. »
Bien qu'il se rapporte à une situation déjà très défavorable, il appartient à la catégorie des "plans pour batailles indécises".
De prime abord, j'ai eu l'impression d'un équivalent de "faute de grives, on mange des merles", mais en fait, c'est plutôt l'inverse, quoique la supériorité de la pêche sur la prune soit tout aussi présente que celle de la grive sur le merle. Enfin bon... on peut aussi préférer les merles ou les prunes, c'est affaire de goûts, mais là n'est pas la question.
Déjà... j'ai de la chance que le site où je lis ce texte en présente aussi un commentaire. Sans cela, je n'aurais pas eu connaissance de la référence littéraire qui se planque dans cette histoire de pêche et prune.
http://wengu.tartarie.com/wg/wengu.php?l=36ji&lang=fr&no=-1
Il s'agit d'un sympathique poème de l'époque Han (celle qui suit la très courte période Qin).
« Le pêcher pousse auprès du puits,
Le prunier voisine le pêcher.
Le pêcher est dévoré par les insectes,
Et le prunier meurt à sa place.
Si même les arbres peuvent s'entraider
Qu'en sera-t-il des frères ? »
Choupinet, non ? Pas très réaliste, mais bon... adorable quand même, et très expressif.
Et après ça, je ne verrai plus d'un même œil les pages
où Averell Dalton est ivre alors que c'est Joe qui a bu !
Là, on pige déjà beaucoup mieux. Et on se rend compte que ce n'est pas du tout "faute de grives on mange des merles".
Triste à exprimer, mais finalement plutôt juste comme constat en situation militaire.
De toute façon, c'est rarement joyeux, la guerre...
Je me suis alors penchée sur la symbolique chinoise des arbres. L'un et l'autre font partie du registre de l'immortalité, ce qui, en soit, n'est pas d'une grande aide. Si on regarde le détail, ça se clarifie un peu... quoique..
La pêche s'oriente vers la longévité. Si on lit Hoozuki le Stoïque (encore un manga), on sait forcément que ce fruit a un petit côté "verger du paradis version asiatique", miraculeux et guérisseur. La prune se rapporte au renouveau et au renforcement.
A partir de ces deux symboliques, on peut interpréter qu'il faut maintenir la vie (de l'armée ou du territoire) et s'il le faut, sacrifier ce qui en permettrait une continuité robuste. Maintenir un minimum vital, en somme.
J'aurais pu m'arrêter là, mais puisque le site présente non seulement le poème écrit en chinois mais aussi, pour chaque idéogramme, un lien vers une page "dictionnaire linguistique", je suis allée voir ça.
Pour ce qui est de la prune 李 , je sais depuis longtemps que c'est "li".
Tous les lecteurs de Kingdom le savent également,
car c'est le nom de famille de Shin.
Enfin... tous... pas forcément,
car cette traduction n'apparaît qu'au chapitre 641
et n'est plus jamais évoquée ensuite.
La pêche 桃 , j'aurais dû savoir, car c'est indiqué dans un chapitre de Hoozuki le Stoïque", mais j'avais totalement oublié. C'est"tao".
Super-méga-génial, Hoozuki !
Mais je conçois qu'on puisse ne pas aimer,
car c'est tout de même un peu spécial.
Là, lisant les deux pages successivement, ça a fait tilt avant même d'avoir fini de lire la page sur "tao". Tout le monde ne remarquera peut-être pas aussi rapidement, car le détail n'est pas très connu. L'auteur du Tao Tö King ne s'est pas nommé Lao Tseu dès sa jeunesse. Il se nommait Li Er.
Selon le "Livre des Tang",
il serait même l'ancêtre le plus ancien
de la première famille Li.
Par conséquent de la dynastie Tang...
et avant cela, en bonne logique, du général Li Xin
(le vrai, pas celui de Kingdom).
桃 Pêche = Tao, mais également Tao = Voie
李 Prune = Li, mais aussi Li / Lao Tseu
En conséquence de quoi, le stratagème n°11 peut aussi, sans même capillotracter, se rapporter à ce que la Voie n'a pas besoin de Lao Tseu pour exister.
Là, ça devient philosophique !
Bon... cette interprétation est celle qui m'a percutée en lisant ça,
et j'ignore ce qu'un sinologue en dirait.
Je ne pense pas qu'il se cache de telles profondeurs derrière les 36, mais ça donnerait presque envie de vérifier !